à Modeste, portrait d’une communauté scolaire
Alan Aubry a fait le « face book » de Modeste. En photographe enthousiaste et déterminé, avec la passion communicative qu’on lui connaît, cet amateur d’inventaire poétique, formel ou ludique, par ailleurs féru d’informatique, n’a pas manqué, en photographiant les membres du lycée Louis-Modeste Leroy d’Évreux, son clin d’œil au fameux réseau social de Mark Zuckerberg. Ce dernier n’a-t-il pas inventé en 2004 sur le campus de Harvard la version numérique des trombinoscopes (facebooks en anglais) habituels dans les universités américaines pour compter et reconnaître ses pairs à la façon d’un « who’s who » ? Et bien Alan Aubry a conçu, en images comme il se doit, un « face book », un album des élèves et professeurs de ce lycée. Il a « tiré le portrait » d’une communauté scolaire d’aujourd’hui.
Au travail ou au repos, dans le lycée ou à l’internat, en extérieur ou intérieur, posant ou en situation, souriant ou sérieux, debout, assis ou accroupi, attentif ou somnolant, en buste ou en pied, pointant l’objectif ou regardant ailleurs, chacun s’est prêté au jeu. Ainsi, toutes les typologies possibles de la figure et du portrait sont explorées dans cette collection profuse d’individus, jeunes et moins jeunes, attachés au lycée. Chaque fois la mention du nom dans le livret rappelle l’album et la raison sociale collective.
Je ne sais si l’association des anciens élèves de Modeste Leroy est active, si les différentes promotions se cooptent professionnellement ou se regroupent en diverses occasions comme il est d’usage dans les universités américaines à partir des « facebooks » de fin d’études. Plus vraisemblablement, la tradition photographique la plus vivace dans l’esprit des élèves reste la photo de classe, comme en témoignent les sites internet dédiés. Ainsi, la coupe chronologique opérée par Alan Aubry dans les différentes tranches d’âges ayant fréquenté le lycée en 2012 figurera avec sa publication comme une documentation de référence pour les années à venir.
L’atelier « écritures de lumière », élargi avec la complicité de l’encadrement et des professeurs à l’ensemble de l’établissement, aura justifié amplement le principe alliant la pédagogie et la création comme la pratique et l’œuvre. Un artiste dans un établissement, cela ne va pas toujours de soi, quand notamment sa démarche sensible ou conceptuelle peut dérouter les logiques didactiques. Mais surtout, Alan Aubry a pu montrer combien l’usage de la photographie, son utilisation et sa diffusion sont déterminantes pour les options de prise de vue et les qualités formelles de l’image.
Pour les élèves, dans le contexte de la photographie à l’ère numérique, l’image est devenue relationnelle, elle fait partie, grâce à sa souplesse technique et à la puissance des réseaux numériques, des échanges usuels et simples auxquels ils se livrent entre amis, parents ou collègues sur Facebook et autres. Ces usages, nouveaux et diffus, le plus souvent privés, sont sans doute le « sous-texte » inhérent aux pratiques actuelles des élèves. A contrario, Alan Aubry a réalisé d’authentiques portraits en situation avec l’exigence d’un artiste qui impose un cadre auquel échappent la plupart des images privées. À travers cette expérience, chacun a pu éprouver, non un simple usage, mais la valeur d’exposition d’une photographie avec ses qualités techniques et esthétiques. Pour Alan Aubry, chaque photographie répondait à une forme de négociation et d’acceptation. « Souvent, dit-il, la pose exprimait la manière dont chaque personne pense qu’il convient de se mettre en scène », comme on dit « donner une bonne image ».
Dans le portrait, surtout pour des jeunes gens, l’image de soi se confond avec d’autres images plus rassurantes ou stéréotypées : faire le dur, le pro, la star, le sportif, etc. Bref, jouer un rôle auquel on s’efforce de coller. L’imagerie « Facebook », la culture télévisuelle ou « Manga » s’infiltrent également comme les modes vestimentaires ou capillaires. Se retrouvent ainsi, dans les images, toutes sortes d’iconographies dont l’artiste a repris et transformé les codes : la photographie de famille, publicitaire ou sportive, le reportage ou le studio, etc. À chaque fois, pour lui, la recherche d’une adéquation entre la lumière, le sujet et le fond de l’image a été primordiale.
Dans tous les cas, l’empathie d’Alan Aubry, comme celle qui inspire les portraits sociaux d’un Malick Sidibé, a fait briller « Modeste » ; le foisonnement des visages et des sourires, des tenues et des poses l’atteste. L’énergie du projet porté par une personne et une équipe, la disponibilité et la bienveillance des participants auront dépassé les préoccupations qui entourent aujourd’hui les questions d’image et de droit. Sagement, le projet d’un affichage des portraits dans un réseau social a évolué au profit d’une version imprimée plus traditionnelle, inspirée du trombinoscope et de la photo de classe. Chaque acteur, opérateur, figurant ou encadrant, donnant de sa « modeste » personne en toute liberté et simplicité. Et, comme dit l’artiste après son immersion au long cours dans l’établissement : « pour un peu, ça donnerait envie d’être prof ! ».
Didier Mouchel
Responsable de la mission photographie au Pôle Image Haute-Normandie